MERCREDI 13 DÉCEMBRE
Je reprends ce blog, un mois après la fin des 5 semaines de répétition dans une salle de La Colline. 5 semaines avec, en terme de scénographie, des leurres qui nous ont permis de travailler mais ont exigé de mon cerveau un féroce imaginaire quant au résultat final.
Du 9 au 21 octobre, nous répétons avec Judith Henry et Liza Blanchard les 4 chapitres concernant les rencontres successives de Clara avec chacune des 4 Anna. Je n’avais jamais répété par fragments. C’est d’autant plus délicat que ces 4 scènes s’intercalent avec celles de la véritable Anna, - interprétées par Nathalie Richard-, face aux 4 hommes.
Ces huit premières scènes aboutissent à la 9ème scène où Anna et Clara se retrouvent à l’aéroport. Anna a décidé de revoir Margaux, sa propre mère, et Clara, qui a compris que celle qu’elle croyait être sa mère ne l’est pas, embarque dans une dernière tentative de rencontrer enfin la véritable Anna Girardin.
Cette 9ème scène ouvre donc le récit au présent, tout ce qui a précédé relevant de flash-back comme si Anna et Clara se remémoraient ce qui les a conduites dans cet aéroport.
Toutes les deux se rendent à Saint-Pierre-et-Miquelon, chez Margaux.
Et ce seront les deux scènes de la fin, les retrouvailles d’Anna avec Margaux, après 33 ans d’absence. Puis la rencontre de Clara avec Margaux.
Il y a donc 8 scènes que nous considérons comme des flash-back et 3 scènes au présent.
Lorsque nous commençons les répétitions, les films ont été tournés et montés. Mais je n’ai pas encore répété au plateau avec Nathalie et ses partenaires filmés. Il faut donc que j’imagine, dans ma direction du tandem Clara/les 4 fausses Anna, les enchaînements d’une scène à l‘autre. Des scènes qui sont comme autant d’histoires successives. Elles se déroulent dans des lieux, voir des pays différents. Leur âge et leur nom sont les seuls points communs de ces 4 Anna. Sinon, elles ont des métiers, des préoccupations, des goûts et des vies différentes. Clara est le lien entre ces histoires, c’est sa recherche qui nous conduit d’une Anna à l’autre.
Je comprends très vite à quel point le parallélisme avec l’intervention des 4 hommes dans les nuits de la véritable Anna est juste mais jusqu’à un certain point. Alors que chez les hommes, ce sont 4 comédiens qui se succèdent, ces différentes Anna sont interprétées par une même comédienne – Judith Henry - et de surcroît au plateau. La question n’est pas de rendre Judith méconnaissable, mais qu’elle nous emporte à chaque fois dans un registre émotionnel différent.
Judith se révèle force de proposition. Elle travaille texte à la main mais approche intuitivement ses rôles qu’elle construit dans l’espace. Je me nourris de ce qu’elle apporte avec son flair déconcertant. L’exemple le plus frappant concerne la 3ème scène, où elle incarne une femme habitant la campagne, en rupture avec le monde. Judith a décidé d’entrer dans le building dont nous n’avons qu’un étage, la salle de répétitions étant trop basse de plafond. Néanmoins, Barbara a meublé sommairement les quelques pièces à notre disposition. Dans la proposition de Judith, la scène se déroule complètement au 1er étage. Alors que Clara, au début de la scène est au plateau, sur l’un des fauteuils de la salle d’attente de l’aéroport, Judith est couchée dans la pièce chambre, à jardin. Puis elle se lève, traverse le salon et rejoint la cuisine. C’est là que Clara la rejoint. Ensuite ensemble, elles se déplaceront au salon, puis Clara repartira. Cette suggestion fonctionne parfaitement car elle propose une logique cinématographique. Cette scène succède à celle où la véritable Anna converse avec Bruno. La façon dont s’enchaînent ces deux chapitres donne l’impression d’un film qui succèderait à un autre film, grâce au format des pièces dont le revêtement en façade sert d’écran. Les pièces sont les cadres du film au plateau et autorisent un montage équivalent.
Je n’avais pas pensé que Judith jouerait dans le building.
Je n’avais pas pensé que le building prendrait une telle importance.
Le building sur lequel nous projetons les films est devenu le lieu où nous créons d’autres films. Des films LIVE.
Ce jour-là, j’ai compris qu’il n’était plus question d’intégrer de l’image dans cet objet mais d’incorporer le traitement du plateau dans un film global.
À la trace est un film. Singulier, peut-être, néanmoins un film.
Je m’aperçois également à quel point la pratique du cinéma me manque. J’aime les tournages, mais plus encore le montage. Je peux rester des heures sur un raccord. J’aime chercher le rythme, la syntaxe et l’atmosphère qu’elle génère.
Pourtant, j’aime cet objet hybride. Car même si son principe global relève d’une approche cinématographique, il y associe quand même le plateau.
Le plateau et le cinéma : mes deux obsessions. Je cherche une forme ultime qui les associerait. À la différence de Cyril Teste et Katie Mitchell, deux artistes que j’admire, je ne cherche pas à filmer et à monter en live mais à faire coexister des champs artistiques pour que leur rapprochement sinon leur friction crée du trouble. Que la forme globale soit en soi une source de fiction.
Judith me fait remarquer, avec raison, que le rapport au temps ne peut être le même sur le plateau que dans les films. Ce qui serait lenteur en terme de jeu au plateau fonctionne très bien à l’image. Parce que l’image peut s’arrêter sur du gros plan. Pas de gros plan au plateau. Il faut inventer d’autres types de suspens. D’où l’importance du son et de la lumière.
De son côté, avant même d’entrer en répétition, Sophie Berger, la créatrice son, a préparé la première étape d’une bande-son qui englobe aussi bien les films que le plateau. L’entrée sonore est fondamentale pour créer une continuité. Premier constat : le plateau accepte difficilement le traitement réaliste d’un film. Il faut spatialiser ou diffuser les ambiances plus au lointain. Et gérer avec parcimonie les accidents sonores qui risquent de briser notre approche sur un mode décalé, voire fantastique.
STYLISER.
Sophie a raison, nous devons styliser pour garder l’équilibre entre les différentes entrées sonores : paroles, sons, musique. Le traitement HF est magnifique. On ne distingue pas les voix des films de celles au plateau. Là encore, le trouble que cela déclenche me ravit.
Sophie a fait enregistrer en studio, par un trio de musiciens la musique de « La marée haute » de Lhasa que la première Anna doit chanter dans son bar. Les musiciens proposent des variations que nous utilisons, une fois de plus à la manière du cinéma, comme un motif principal décliné au long de notre histoire.
Anne Fischer, professeur de chant, vient faire répéter Judith pour interpréter la chanson qui ouvre l’histoire. Nous glissons dans un autre monde.
Plus je m’éloigne de la réalité dans la scénographie, le son et la lumière à venir, plus il me semble évident que l’interprétation doit être réaliste, à contrario.
Si les entrées d’un objet convergent, elles s’annulent.
Doser les oppositions.
Les mémoriser, poser des balises, pour ne pas trahir l’équilibre, quelles que soient les salles où nous tournerons.
J’en reviens aux comédiennes. Je me rends compte que je pousse Judith à entrer franchement dans chacun de ses rôles.
J’ai besoin que chacune des Anna existe à peine est-elle apparue. Mais j’aime ce que je découvre chez Judith, cette distanciation élégante qu’elle pose avec ses personnages, et qui génère parfois
une étrange et belle fragilité.
Quant à Clara, je cherche sa voix intérieure, cette voix qui raconte, commente et interroge. Là encore, nous sommes dans un procédé cinématographique. Je me souviens que je m’étais interrogée en lisant le texte, je ne savais pas si nous allions enregistrer tout ou partie de cette voix off. Alexandra a réussi à me convaincre de la tenter en in. Elle a eu raison, mais c’est un travail de haute voltige pour Liza Blanchard, la plus jeune des comédiennes. Passer de cette voix intérieure aux dialogues avec l’une des Anna, savoir les enchaîner avec naturel est tout sauf naturel justement.
Lisa a une voix merveilleuse, rauque, profonde, étonnante chez une jeune femme de surcroît si menue. Je me souviens de la première fois où je l’ai entendue, à l’ENSATT alors que je dirigeais une mise en scène avec son groupe. J’avais été immédiatement captée.
Les 4 comédiennes de cet objet ont de belles voix, toutes différentes. Pure jouissance.
Avec Liza, nous cherchons ensemble la tessiture de cette voix intérieure, une plongée dans les graves d’où surgit l’émotion sans qu’il y ait rien à jouer. Nous cherchons également ce parcours intérieur, et comment exprimer son évolution en évitant l’écueil du pathos.
Judith cherche avec son corps, Liza avec sa voix.
Maryvonne Schiltz, qui sera Margaux, passe nous voir. Elle repassera plus tard voir le travail avec Nathalie. Maryvonne est une belle femme, grande (la plus grande des 4 comédiennes), avec un magnifique sourire. Tout sourit chez elle quand elle sourit. Les yeux, la bouche, la peau… Sa voix douce contraste avec son physique robuste.
Je n’ai pas encore travaillé avec elle, nous ne commençons qu’en janvier, au TNS, mais j’aime sa présence. Je me réjouis tout à coup quand je comprends que c’est sa douceur que j’aime. Je suis heureuse que Margaux, la grand-mère soit une femme douce. Pas faible. DOUCE. C’était donc ça que je voulais.
Je ne veux pas de femmes hargneuses, aigries ou geignardes. Je ne veux pas de femmes qui règlent leurs comptes. Je veux des femmes qui certes emmerdent le monde, n’en font qu’à leur tête, mais sans agressivité ni ressentiment. Elles font ce qu’elles ont à faire.
J’ai toujours aimé cette effarante douceur des femmes fortes.
Départ de Liza et Judith. Nous répétons avec Nathalie du 23 octobre au 10 novembre. Wajdi et son équipe nous invitent à un second café de bienvenue. Il était déjà fatigué lors du 1er, là il est exsangue, à quelques jours de la première de son nouveau spectacle « Tous des oiseaux ». Nous rencontrons ses comédiens. Son spectacle est en hébreu, arabe, allemand et anglais. La communication orale est délicate mais la belle fatigue d’une équipe ensemble au travail émane de leur groupe.
Plus tard, je verrai le spectacle qui est magnifique d’humanité.
HUMANITÉ.
Ce mot revient dans ma boîte crânienne. C’est un terme que je n’aurais jamais pensé utiliser auparavant.
Il est apparu lors des répétitions avec Judith et Liza. Peut-être est-ce lié à ces femmes que Judith interprète et qui déboule l’une après l’autre, avec leur univers et leur vérité ?
Ou à ces hommes avec qui Nathalie/Anna converse ?
Quoi qu’il en soit, j’éprouve souvent une émotion inconnue. Je sens quelque chose éclore au creux de la parole.
Le travail avec Nathalie exige une précision diabolique. Quoi qu’on fasse au montage, un rythme s’impose auquel elle ne peut déroger. Elle est obligée de prendre des repères affreusement précis sur les mouvements des hommes à l’image un bras qui se soulève pour se placer derrière le cou, un sourire qui émerge, une main qui écrase une cigarette…
Un samedi, elle craque. Cela me rassure. Je me dis que je suis folle d’imposer ça à une comédienne. Et pourtant, chaque jour elle avance. Je travaille assidument à ses côtés, mais j’ai confiance. Je ne me reconnais plus. Je ne suis pas angoissée, je suis comme un archer qui prend le temps de viser en sachant qu’il n’a droit qu’à un seul tir.
Ce même samedi dans l’après-midi, une crise de fou rire nous secoue tout l’après-midi. Nous sommes un gang de femmes au travail, Sophie au son, Jessye au montage, Barbara avec Aude, sa stagiaire, à la scéno et aux costumes, Daisy, mon assistante et moi. Avec nous, les comédiennes. Le seul garçon, César, venu 15 jours en stage d’assistanat à la mise en scène. Il avait été mon élève en terminal, option théâtre, au lycée du Bois d’Amour à Poitiers. Il est à présent au conservatoire et à l’université à Bordeaux. C’est agréable de voir que des gamins se sont nourris et ont grandi avec ce qu’on leur a apporté. Je crois que c’est avec Stan* (*Stanislas Nordey) que j’ai appris la joie de la transmission.
Ce samedi là, donc, fou rire général tout l’après-midi. Nathalie a repris du poil de la bête et répond sans hésiter à chacun des hommes à l’écran.
Nous travaillons sur son parcours, son évolution au fur et à mesure des rencontres. Nathalie marche sur un chemin étroit, entre deux abymes. D’un côté le pathos, de l’autre, la dureté et l’aigreur. Mais lorsqu’elle trouve le point d’équilibre, celui de la légèreté, de l’humour et de l’intelligence, la parole et l’émotion prennent leur envol. Elle me renvoie à Jeanne Moreau dans Jules et Jim. Je pense également à Cate Blanchett dans Carol de Todd Haynes. Anna est une femme fatale dont la singularité s’est retournée contre elle. Une femme à part.
Je me souviens que dès les premières heures de Nathalie au plateau, face aux films, ce dont j’étais convaincue s’est révélé juste. Nathalie n’est en aucun cas écrasée par les films. C’est la première fois que je vois un(e) interprète au plateau dégager une présence aussi puissante que les images filmées. Je ne m’étais pas trompée en lançant ce pari. Ça marche ! Ce ne sont pas un film et un plateau, mais deux univers parallèles qui fabriquent un espace commun.
Ces cinq semaines de répétition sont donc terminées. Elles ont abouti au constat que l’objet prendrait sa force dans son homogénéité.
À partir du 2 janvier, nous serons en salle Gignoux au TNS avec enfin la scénographie en place. C’est colossal ce qu’il nous reste à accomplir sur ces 3 dernières semaines. D’abord mettre en scène les 3 dernières scènes, celle de l’aéroport, puis les deux face à face Anna/Margaux et Clara/Margaux. Ensuite, fabriquer l’enchaînement des 8 premières scènes, qui ont été répétées en 2 blocs distincts.
J’ai tellement envie de filer le tout…
Terminer la bande-son. FABRIQUER LA LUMIÈRE. Je n’ai pas souvenir d’avoir attendu avec autant d’impatience la présence de Ben sur le plateau. Toujours dans cette obsession de trouver la ligne de force de l’objet/film dans sa globalité. Ben qui a assisté à des bouts de filage, Ben qui s’est allongé sur mon canapé, a commencé à me décrire ce qu’on verrait au plateau, Ben qui avait fermé les yeux…
Je me souviens de notre première réunion d’équipe concernant À la trace, quand tous ont sorti leur ordinateur et m’ont regardée avec ce petit sourire en coin que je leur connais si bien. On t‘écoute ma cocotte, vas-y, explique. C’était en 2016…
Anne Théron
À la trace - LE BLOG DE CRÉATION
Pour suivre le le blog de la création tenu par Anne Théron relatant les différentes étapes du projet, cliquez ci-dessous :
# 1 : À LA TRACE... aux origines
# 2 : À LA TRACE... l'épreuve du plateau
# 3 : À LA TRACE - FRICTION