1er OCTOBRE 2017
Quand cette histoire a-t-elle commencé ? Je tente de retrouver le point de départ sinon l’origine du désir. Depuis quand ce désir de raconter la relation d’une mère à sa fille ? D’une mère absente ? D’une mère qui a disparu. Habituellement, ce sont les pères qui disparaissent. Les mères, bonnes ou mauvaises, restent auprès de leur progéniture.
Ce doit être en 2013, si j’en crois mes notes.
2013
Dès le départ, je savais qu’il s’agirait d’une fille qui chercherait sa mère. Je voulais en faire un conte, un spectacle tous publics. J’avais en tête La reine des Neiges, de Hans Christian Andersen. Dans mon souvenir, il s’agissait d’une petite fille, enlevée par une femme magnifique et mystérieuse. Je me souvenais du traîneau, du froid, du château de glace. J’avais oublié l’existence de Kay, le petit garçon, comme j’avais oublié que Gerda, la fillette, partait à sa recherche sans être en quête d’une mère fantasmée et hypothétique. Alors qu’enfant, le texte m’avait transportée, j’avais moi-même volé dans ce traîneau lancé à folle allure dans la blancheur glacée du paysage, à la relecture j’ai été saisie par la morale pesante du combat contre le mal que l’amour parviendrait à anéantir.
Néanmoins, l’idée de quête persistait.
Une fille à la recherche de sa mère : je tournais autour de ce point de départ, accumulant les notes, dont l’écriture maladroite me conduisait à les jeter. J’ai finalement admis que je n’avais pas envie d’écrire ce texte. Je n’aime pas écrire pour la scène, mes propres textes assèchent mon imaginaire lorsque je prends possession du plateau. Et surtout, plus que jamais, j’avais besoin d’une interlocutrice pour affronter mon esprit en déroute.
2014
Je crée Contractions de Mike Bartlett, et je termine la rédaction de Ne me touchez pas, un texte librement inspiré des Liaisons dangereuses de Laclos. Je suis épuisée lorsque j’aboutis ce travail. Je n’ai ni la force ni le désir de commencer un nouveau chantier d’écriture autour de la problématique mère/fille. Je propose à Alexandra Badea dont j’admire les textes de m’accompagner dans ce projet. Notre entente est immédiate.
Alexandra apporte du « ici/maintenant ». Avec elle, je m’aperçois que je me moque du conte historique. Pire, que je m’y étais retranchée pour éviter de traiter le sujet. De le creuser, le questionner, oser m’y égarer. Nous partageons des heures de discussions, nos déjeuners s’éternisent, et nos mails courent de l’une à l’autre. Les fondations se dessinent, des esquisses apparaissent. En plus d’un texte en émergence, une amitié naît et notre confiance réciproque nous permet de tout écouter, tout entendre. Alexandra possède des milliers d’histoires au fond de ses poches. D’un claquement de doigts, elle fait surgir des personnages.
Le sujet se précise: une mère peut-elle être femme ? Ou, pour le dire autrement, peut-on être femme sans être mère ? Comment fonctionne la transmission entre les femmes, quels sont le contenu et la forme de cette transmission ? Peut-il exister un refus de la transmission ? Comment refuser cette transmission sinon par l’abandon de l’enfant ? Notre problématique s’affine : existe-t-il des femmes qui regrettent d’être mères alors qu’elles ont désiré l’enfant ? Des mères submergées par le seul lien que rien ne peut détruire ? Des femmes qui abandonneraient leur enfant parce qu’elles l’aiment trop et que cet amour les spolie de leur autonomie, sinon de leur liberté intrinsèque ?
Notre ambition est d’articuler le récit sur le glossaire qui éclot. Des femmes se profilent, elles n’ont pas encore de visage, ni de nom, mais leur biographie s’affermit.
2015
Alexandra écrit le synopsis, propose les premières scènes. Nathalie Richard accepte de jouer le rôle d’Anna Girardin, la mère. Pour moi, c’est essentiel. Cela faisait longtemps que je désirais travailler avec elle. Pour la fille, Clara, je propose le rôle à Liza Blanchard que j’ai rencontrée quelques années auparavant, en la dirigeant dans un spectacle créé à l’ENSATT. Des personnages masculins apparaissent à leur tour. Après de nombreuses discussions, nous décidons qu’ils seront filmés. Ce sont pour moi des présences virtuelles, des images plutôt qu’un système organique et émotionnel.
Les femmes, elles, sont concrètes.
Chaque création exige une recherche formelle. La question n’est pas simplement « que » raconter, mais « comment », avec quels outils, selon quels parti-pris. Je désirais m’associer avec Alexandra parce que son écriture s’ancre dans une réalité contemporaine et qu’elle utilise les outils de son époque. Notre personnage, Anna, parle la nuit avec des inconnus sur des sites internet. Cet échange ne pouvait pas être un simple face à face. Il m’est rapidement apparu que le spectateur devait voir les films qu’Anna imagine et fabrique, obéissant à une syntaxe cinématographique qui s’articule sur un montage de plans. Des plans qui ne correspondent pas à ce que normalement on voit lors d’une rencontre sur un site, quel qu’il soit.
Ce n’est pas encore très clair dans mon esprit, mais la convocation d’un double langage, cinématographique et théâtral, me poursuit.
Alexandra fait elle aussi du cinéma. D’ailleurs, notre tandem ressemble à celui d’une scénariste et d’une cinéaste, ou même celui d’une monteuse et d’une cinéaste, car nos discussions portent autant sur le contenu du texte que sur la fabrication de l’objet. En mai 2015, j’écris à Alexandra pour lui dire d’utiliser tous les modes de narration et les outils possibles. Je lui dis qu’il n’est plus question de faire une pièce tous publics mais que je cherche quelque chose de fort, violent et dérangeant dans le rapport mère/fille.
Nous sommes sur la même longueur d’onde.
En décembre 2015, Yannick Choirat, Alex Descas, Stanislas Nordey et Laurent Poitrenaux donnent leur accord pour les quatre rôles masculins.
Je jubile.
Pour éprouver concrètement l’écriture d’Alexandra, je monte une lecture polyphonique de son texte Europe Connexion, avec les élèves du conservatoire de Poitiers. Bien que cette pièce propose un autre univers que notre projet, je vérifie à quel point cette écriture résonne, et qu’il existe une matière à creuser entre les lignes.
En septembre 2015, je crée Ne me touchez pas avec Marie-Laure Crochant, Julie Moulier et Laurent Sauvage. Création essentielle pour la compagnie, parce que tous les postes – scénographie, lumière, vidéo, son – convergent à un degré que nous n’avions pas encore atteint dans la mise en scène de l’inconscient et l’imaginaire. Mais surtout, alors que l’objet est très sophistiqué, l’interprète y est plus que jamais au centre. Je puise dans ce travail des forces nouvelles.
Avant de monter ce qui ne s’appelle pas encore À la trace, je lance une première session de recherche pour Celles qui me traversent, avec deux danseuses au plateau (Julie Coutant, Akiko Hasegawa) sur une partition sonore, visuelle et plastique. Cette création pose la question : derrière un visage de femme, combien d’autres visages ? Qui parle quand je parle ?
Je m’aperçois, rétrospectivement, à quel point toutes ces créations se nourrissent mutuellement, chacune générant la suivante, bien que leurs esthétiques soient si différentes.
2016
Alexandra peaufine le synopsis, tout en rédigeant les scènes. Nos échanges continuent, dans une fièvre grandissante. Je relis, propose des coupes, revois la ponctuation, modifie certaines expressions. Mais la plupart du temps, nous sommes en accord, avec le constat que nous cherchons bien la même chose. Le récit se structure comme un polar. Une jeune femme, Clara, trouve un sac de femme dans les affaires de son père récemment décédé. À l’intérieur, quelques babioles et une carte d’électrice au nom d’Anna Girardin. Clara part à la recherche de cette inconnue, sans savoir qui elle cherche ni pourquoi elle la cherche. Elle rencontre quatre femmes qui portent le même nom, Anna Girardin, mais aucune n’est celle qui aurait connu le père de Clara. Ailleurs, la véritable Anna Girardin, approche des hommes sur des sites internet. Elle leur parle, leur ment. Néanmoins, une vérité quant à son parcours, émerge progressivement.
Je sens intuitivement que ce texte me conduira à un autre type de direction d’acteurs. Plus que jamais, je cherche du corps, de l’organique, une respiration. Bref, du vivant. Non pas des personnages ou des figures, comme dans Ne me touchez pas, mais des personnes. Alexandra parvient à donner sa réalité à chacun des protagonistes et à assurer le sol ferme dont j’ai besoin pour m’élancer, peut-être plus sur le traîneau de La Reine des Neiges, cette femme glaciale que j’avais inventée, mais à la découverte d’Anna, une femme d’aujourd’hui, réfugiée dans des chambres d’hôtel aux quatre coins du monde, pour échapper à la ville où elle a abandonné sa fille.
Nous trouvons le titre en février. Le mot « traces » - au début au pluriel – a finalement abouti à À la trace. Suivre à la trace. J’aime le sentiment de quête, d’enquête, que le terme suggère. J’aime aussi qu’il renvoie à un flair animal. J’aime enfin qu’il évoque l’urgence de retrouver la trace. Trace de quoi, de qui ? Et si, à travers la mère, toute fille pistait finalement sa propre trace…
Judith Henry me donne son accord pour jouer les quatre Anna Girardin que Clara rencontre. Nouvelle jubilation. Alexandra avait écrit avec Judith en tête pour ces quatre rôles, elle est particulièrement contente. Quant à moi, je réalise que je m’adresse essentiellement à des interprètes qui pratiquent aussi bien le théâtre que le cinéma.
Je propose le rôle de Margaux à Maryvonne Schiltz qui accepte. Nous avons enfin le trio, grand-mère, mère, fille. Le casting est terminé. Il est celui dont je rêvais.
Alexandra termine le texte début juin. Je la rejoins à La Comédie de Saint Etienne où elle crée White Room avec Cyril Teste et les élèves de l’école. Je m’installe dans sa grande chambre d’hôtel et tandis qu’elle travaille au plateau avec Cyril, je scrute et soupèse chaque mot du texte. Le soir, je vais voir leur travail qui nourrit mon désir de lancer la fabrication de À la trace. Nous lisons ensemble, à voix haute, avec l’émotion qui caractérise le moment du passage à l’acte.
Puis nous descendons quelques jours au festival d’Avignon. Rencontre de producteurs. Nous sommes confiantes, joyeuses. Ensemble.
Avec la compagnie, à l’automne, nous répétons Celles qui me traversent, que nous avons appelé « poème chorégraphique », mais nous avons déjà en tête À la trace et les défis de sa mise en scène.
2017
En janvier, première lecture à la table, avec les comédiens. Le texte traverse les corps. Je suis très émue. C’est à peine si je les écoute, je suis déjà dans l’objet, je scrute leurs visages et m’imprègne de la tessiture de leurs voix.
J’explique le contenu des films aux acteurs qui s’étonnent de la longueur des tournages. Pas un n’avait compris qu’il s’agissait de films découpés et montés, et non pas d’un plan fixe, avec un cadre unique. Ils sont étonnés, excités et ravis. L’ambition du projet, et sa singularité, les séduisent.
Au printemps, ce sont les dernières semaines de répétition de Celles qui me traversent, pour une création en mars, à Cognac. Nous sommes enfin tous réunis au même endroit, Barbara, scénographe, Benoit, créateur lumière, Nicolas, créateur image, Sophie, créatrice son, et Micka notre régisseur général. Mon équipe. Daisy, mon assistante et interlocutrice artistique, est la seule absente, elle dirige la reprise de Ne me touchez pas à la Manufacture des Œillets. La joie que nous partageons à la fabrication de Celles qui me traversent participe à l’exaltation des premières réunions concernant À la trace. Nous débattons de la rencontre formelle du contenu et de son écriture au plateau. L’équipe partage mon intuition : alors que jusqu’à présent nous avons travaillé l’image sur une entrée vidéo ou plastique, À la trace exige un véritable traitement cinématographique. Une fois admis que les films se construisent dans le cerveau et la sensibilité d’Anna, la question fondamentale de la projection se pose. Nous n’avons jamais travaillé avec de simples écrans. Les projections appartiennent toujours à la scénographie. À la grande surprise de Barbara, dès que celle-ci nous a proposé un building sur le plateau, avec des pièces meublées qui seront comme autant de cadres/plans possibles en live, nous avons tous - moi la première-, accueilli la proposition telle une évidence. C’est également sur le building que nous projetterons les films. Mais il est impossible que nous ayons quatre fois de suite le retour d’une projection équivalente. Il va déjà falloir déjouer la structure du récit où sur les huit premiers chapitres, les rencontres de Clara avec chaque nouvelle Anna (toutes interprétées par Judith Henry) alternent avec celles de la véritable Anna et de ses quatre partenaires successifs. Nous sommes conscients à quel point ces allers retours peuvent être répétitifs. Mais au-delà de la difficulté que pose l’architecture du récit – que j’ai voulue/encouragée lors de son écriture – les films, non seulement dans leur contenu mais également dans leur projection, doivent surprendre. Nous décidons finalement que la surface des projections sera décroissante, comme si Anna parvenait finalement à s’extraire de l’image pour oser reprendre pied dans la réalité (bien que ce terme de réalité, décidément, soit à utiliser avec précaution et parcimonie).
Jusqu’à l’été, nous sommes dans la préparation des films. Recherche de décors, découpage, articulation des scènes où en réalité il ne se passe rien sinon une discussion entre un homme et une femme, supposés être assis devant leur écran. Il faut donc inventer des gestes, des déplacements, créer un minimum d’évènements pour que les situations puissent évoluer jusqu’à leur point d’acmé.
Concrètement, le tournage exige de l’acteur de jouer avec une oreillette pour converser avec Nathalie, installée dans une autre pièce, qu’il voit sur son ordinateur. Le tout organisé de façon à ce que le spectateur ne voie pas, lui, l’actrice au travail.
Cela signifie que nous ne filmons que le champ. Le contrechamp se jouera sur le plateau.
En préparant ces tournages, je m’aperçois que depuis douze ans, je travaille au théâtre en cherchant à mettre en scène le hors-champ, non seulement celui du texte, celui qui se niche dans les plis de la langue, mais également le hors-champ physique, l’invisible auquel seuls l’inconscient, l’imaginaire et la fiction ont accès. Pour la première fois, nous filmons ce hors-champ, pour la première fois nous ouvrons crûment la boîte crânienne de notre protagoniste au plateau.
TOURNAGES : AOÛT, DÉBUT SEPTEMBRE 2017
Nous commençons les tournages avec celui de Yann, l’homme en chaise roulante, finalement interprété par Wajdi Mouawad car Stanislas Nordey ne pouvait se libérer aux dates convenues. Par chance, Wajdi s'est rendu disponible. Avec l'élégance, la courtoisie et la générosité qui le caractérisent. Alors que la scène devait se dérouler dans un atelier, la recherche des décors nous a conduits dans une péniche. Hasard d’autant plus heureux que c’est à Yann qu’Anna raconte sa chute dans la Seine. Nous tournons trois jours, du 27 au 29 août. Trois journées de canicule. Dans la péniche, nous dépassons les 35 degrés. Nous épongeons Wajdi entre chaque prise.
Je rentre le premier soir, découragée. Les images me semblent plaquées sur des mots, je ne trouve pas l’homme, ses poumons, son battement cardiaque. Dès le lendemain, je bouleverse le découpage, j’ai besoin de me rapprocher du visage, je cherche à passer sous la peau. L’équipe me suit, voire me précède. Jessye, scripte et monteuse nous a rejoints. Ainsi que Jeff, ingénieur du son, Marco, électro, Johanna, à la régie, Aude, assistante déco et Marie-Laure maquilleuse, avec qui j’ai tourné tous mes films. Nathalie, enfermée dans la pièce maquillage, casque sur les oreilles, absente à l’équipe, sauf à son partenaire, converse avec lui.
Jessye, Daisy et moi, sommes installées devant le combo, l’écran de retour qui s’avèrera très vite trop petit pour surveiller tous les détails du plan. Dès ce premier tournage, je découvre la voix de Nathalie. Je croyais la connaître (je me souviens de spectacles où je fermais les yeux pour mieux l’entendre), mais dans ce contexte cette voix me transporte plus loin qu’un simple contrechamp qui prendra forme ensuite. Je découvre qu’Anna est d’abord une voix.
Le personnage de Yann, ancien sportif, est en chaise roulante, infirme suite à un accident pendant une compétition. Alors que je cherchais comment il occupait son temps, à présent qu’il était handicapé, et que je ne voulais surtout pas qu’il se soit recyclé dans un métier lié au monde du sport, Wajdi m’avait proposé qu’il travaille à son compte comme imprimeur. Bien que la pratique de l’imprimerie ait changé d’outil et de support, nous aimions tous deux que ce personnage maintenant reclus fabrique des mots avec des lettres de plomb, comme si ces mots lui permettaient d’échapper à son corps invalide.
L’imprimeur était venu le premier jour de tournage expliquer le fonctionnement du tiroir qui contient les lettres, et du composteur où déposer ces lettres, organisées de gauche à droite, tête en bas. À une vitesse déconcertante, Wajdi apprit à manipuler le matériel. Je découvre son tatouage sur la main droite qui apparaît en gros plan dans certains cadres. Cela apporte une étrangeté qui me trouble, un trouble qui m’emporte plus encore dans la fiction.
Wajdi apporte une telle densité à son personnage que son déchirement intérieur est immédiatement lisible. En le regardant travailler, je comprends tout à coup que derrière l’image il y a l’âme du personnage. C’est vertigineux ce qu’un visage peut raconter.
Le deuxième film, censé se dérouler à Kinshasa, est filmé dans un hôtel porte de Pantin. J’aime que le cinéma autorise ces brouillages temporels et spatiaux. Yannick Choirat interprète le rôle de Thomas, informaticien toujours entre deux avions. Yannick est un acteur épidermique, avec un corps animal au service de l’histoire. Il a une force de proposition étonnante, une aisance déconcertante. Thomas est là, tout de suite, devant nos yeux. Jouissance d’être emmenée par l’acteur. Sa voix prend toute la chambre, sinue sur le moment. C’est rare une voix qui prend sa place, au sens d’espace. Je rajoute un plan à la fin, Anna en peignoir, seule, debout de dos devant la fenêtre de sa chambre (elle est supposée être dans le même hôtel) et tandis que Thomas va la rejoindre, elle laisse son peignoir glisser et la dénuder. À l’origine, je pensais qu’Anna porterait ce peignoir au plateau. En tournant la scène, qui est clairement un pur fantasme, je me suis aperçue que ce plan était la mise en abîme du récit, l’imaginaire de Thomas inscrit dans celui d’Anna.
L’objet commence à poser sa propre logique, de lui-même. Il faut être attentif. Nous en sommes tous conscients.
Le troisième film se déroule dans une belle maison parisienne,
généreusement prêtée pour le tournage. Peut-être la partition la plus ingrate à interpréter car Bruno, le personnage, se livre très peu. Et pourtant, Alex Descas apporte une profondeur troublante au personnage. C’est inouï à quelle vitesse, il incarne le personnage et son back ground. À la différence de Yannick, dont on
sent le corps et l’esprit fébriles, Alex est parfaitement immobile, avec la beauté d’un masque africain dont pourtant se dégage une infinie tristesse. Je suis happée par ce visage.
C’est avec lui que je comprends que nous avons réussi à ouvrir les mots comme des coquillages qui révèlent la palpitation de la chair sous l’enveloppe. Les mots « parlent ». La chair coule hors de sa gangue.
Je suis parfois tellement happée par les prises que je ne parviens plus à couper.
Enfin, nous tournons le quatrième film dans le parc de Noisiel, en luttant contre un temps gris et médiocre. Mais là encore, Laurent Poitrenaux donne immédiatement sens et consistance à son rôle. Virtuose, lutin dégingandé, il glisse de l’ironie à l’émotion, suggérant une complexité du personnage qui emporte le film. Pourtant, il ne joue pas, il est là, dans une présence paradoxalement dense et légère. On ne sait plus quand il caracole ou qu’il est sincère. Mais lui aussi est parfois submergé par une bouffée d’émotion dont on ne sait plus non plus si elle lui appartient ou si elle est le fruit du cerveau d’Anna.
Romain et Elphège, deux comédiens à l’école du TNS, interprètent un jeune couple, en pique-nique le jour de leur mariage. Image décalée et même surréaliste qui était apparue dans mes divagations et à laquelle Barbara, dans son choix de costumes et d’accessoires, a donné forme. Là encore, belle surprise d’avoir ces deux jeunes comédiens qui entrent si bien dans la logique du film.
Je m’aperçois, lors du tournage, que ce film qui était supposé être projeté au plus petit format sera au contraire celui qui demande le plus d’espace visuel. La nature est là, un espace ouvert, miroir du cheminement interne d’Anna.
Après cette rencontre, elle osera sortir de l’ombre.
SEPTEMBRE, DÉBUT OCTOBRE 2017
Nous sommes le dimanche 1er octobre, alors que j’écris ces lignes. À ce jour, nous avons monté les trois premiers films et choisi les rush du quatrième.
Les quatre films confirment la fragilité de ces hommes, qui surgit au détour d’une réplique. Comme si Anna était le révélateur de leur âme. Cette âme que nous filmons grâce au jeu de Nathalie qui pousse ses partenaires au-delà de l’échange convenu. Mais qui du coup, par répercussion, se dévoile elle aussi, à travers les relations, aussi éphémères soient-elles, qu’elle entretient avec ces partenaires d’un soir.
J’ai été liée, ô combien, au processus d’écriture, pourtant je n’avais pas « entendu » à quel point ces hommes se livraient, dévoilant une intimité qui s’expose entre les mots.
Le montage confirme que les tailles de projection prévues dès la fin 2016 ne fonctionneront pas. D’abord, chaque homme apporte son propre univers, ce qui différentie les films. De surcroît, de film en film, nous déréalisons un peu plus l’échange, avec des plans qui s’éloignent toujours plus de la réalité d’un échange sur internet. Je demande à ce que les trois premiers films se présentent sous la même forme, proche du 1.85, ce qui autorise à recadrer et à tailler dans l’image, à s’approcher des visages des hommes jusqu’à entrer dans leur tête. Je n’ai jamais été autant troublée par les gros plans. Cette intuition, dès le premier tournage, de chercher l’âme du personnage, intuition renforcée lors des tournages successifs, est lisible sur les écrans du montage. Ces hommes ne sont pas une interface, ils sont le reflet d’Anna, et pourtant ils existent, ô combien, en tant qu’hommes.
Plus que jamais, il me semble qu’Anna est d’abord une voix (venue d’outre tombe, là où elle voulait s’enfuir) qui va progressivement s’incarner. Je me demande même parfois si elle n’a pas aussi inventé l’enquête de Clara, comme si dans le désir de revoir la fille qu’elle a abandonnée, elle rêvait que celle-ci soit également à sa recherche. Ces huit premiers chapitres sont tels autant de flash-back. L’action au présent ne commence que dans le dernier quart de la pièce, dans cet aéroport où Anna et Clara attendent le départ de leur avion, encore dans deux espaces différents qui convergera enfin vers un territoire commun, celui de Margaux, la grand-mère, seule sur l’île de Saint Pierre Miquelon.
Début des répétitions au plateau, lundi 9 octobre, avec Judith et Liza. Pendant quinze jours, nous allons explorer la relation de Clara aux femmes qu’elle rencontre, ainsi que le profil et l‘identité de chacune de ces femmes. Judith m’écrit ce WE pour me poster un entretien de Cate Blanchett et Julien Rosefeldt, à propos de Manifesto, l’exposition composée de 13 films, tous magnifiquement chorégraphiés et réalisés, 13 chefs d’œuvre, dans lesquels Cate Blanchett, la protagoniste principale est à chaque fois méconnaissable. Judith me demande si je pensais à ce travail pour À la trace. Or, j’ai découvert cette exposition à Berlin en 2016, je l’ai revue à Paris, j’ai bien sûr acheté le livre et ce travail me hante. Comment Judith, que je connais peu pour l’instant, comment Judith a-t-elle fait le lien entre cette œuvre et notre création ?
Drôlement chouette que les esprits (petits ou grands) se rencontrent !
Anne Théron
1er octobre 2017
À la trace - LE BLOG DE CRÉATION
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