LE GARÇON GIRAFE
Texte : Christophe Pellet
Mise en scène : Anne Théron
Avec les élèves de 2ème année de l'école du TNS
Jim/Lucas : Romain Darrieu
Norman/Le Garçon à l'imperméable/Nils : Rémi Fortin
Lucie : Johanna Hess
Nathalie : Maud Pougeoise
Clarisse : Blanche Ripoche
Julien : Adrien Serre
Assistante à la mise en scène : Aurélie Droesch (Élève en 1ère année - TNS)
Scénographe / costumière : Heidi Folliet
Régisseur son : Sébastien Lemarchand
Régisseuse lumière / régisseuse générale : Julie Roëls
Création au TNS
Répétitions : du 5 janvier au 6 février 2015
Représentations : Les 7, 8 et 9 février 2015
PREMIÈRE SEMAINE : du 5 au 9 janvier 2015
Je suis bien à Strasbourg, la ville est vivante, les luminaires de Noël scintillent encore, la cathédrale frêle et vertigineuse s’élance vers les cieux.
Les fenêtres de mon appartement ouvrent sur des jardins. Calme. Tranquillité. Puis la rue, après avoir traversé deux cours. Les cyclistes pédalent tranquillement sur les pavés. On sent l’Allemagne toute proche. Courtoisie et respect des feux de signalisation. Le prêt à porter a envahi, ici comme ailleurs, la plupart des vitrines. Les passants sont souriants.
J’aime le petit bout de chemin que je fais le matin pour me rendre de mon appartement au théâtre.
J’aime le théâtre, son architecture imposante, à l’allure austro-hongroise. Il me rappelle le Trieste d’Italo Svevo et La conscience de Zeno, ce livre qui a bouleversé mon adolescence. On est bien au TNS. Je me perds dans le bâtiment, je me perds dans tous ces visages, mais je repère vite les miens. Mon assistante, Aurélie, mes régisseurs, Sébastien, Julie, et Heidi, ma scénographe et costumière. Et mes acteurs, Blanche, Johanna, Maud, Adrien, Rémi et Romain. Oui, j’écris « mes », adjectif possessif. Peut-être parce que j’ai l’impression qu’avec cette équipe, on m’a fait un cadeau. Un plateau, une équipe.
Première semaine.
Faire connaissance. Se rencontrer. Créer de la confiance et une estime réciproques.
Les deux premiers jours, travail à la table, pendant que les régisseurs installent la salle. J’essaie d’entendre ce que le texte raconte. Au deuxième jour, les acteurs commencent à parler ensemble. Déjà ils ne décryptent plus le texte mais dialoguent, prudents dans les premiers échanges.
Comment définir le sentiment qui nous envahit après deux jours de travail à la table ?
Que le texte nous échappe, que plus nous grattons ce qu’il énonce, plus il nous apparaît que c’est dans le sous texte, et même dans les silences qu’il faut écouter et savoir entendre.
Des histoires futiles, des personnages egocentriques et destructeurs… Et pourtant, quelque chose déjà glisse. Nous sommes tous d’accord, la nature du décalage qui émerge derrière des paroles parfois banales relève aussi bien du fantastique de Lynch que de l’immense nostalgie de Tchékhov.
Je dis aux comédiens qu’il faut faire émerger l’amour. Que nous sommes dans un magnifique mélo. Ils dressent l’oreille. Mélo ? Le mot semble créer du sens.
J’aime que la distribution ne ressemble pas aux corps que Christophe suggère dans son texte. Cela m’emmène ailleurs, m’aide à m’approprier la pièce. Les comédiens comprennent vite que l’érotisme va traverser les échanges, approche des corps, toucher, dérobade, mise en scène de l’échec de l’amour.
Mercredi 7 janvier. Nous allons passer au plateau.
Mais en fin de matinée, on m’annonce la fusillade à Charlie Hebdo. Je ne réalise pas. Je monte dans la salle, m’enferme dans ma boîte noire, travaille avec l’équipe.
A 18h30, nous nous retrouvons sur la place Kléber en hommage aux morts. Ensuite, nous allons voir TG Stan au Maillon. Je ne réalise toujours pas.
Ce n’est que le soir, tard, quand je retrouve l’appartement, que la nouvelle grimpe jusqu’à mon cerveau. Mais même là, je ne peux y croire. Je me plonge dans Internet, circule de lien en lien, comme si j’espérais un soudain démenti au massacre. Mais non, ils sont bien morts, tous, tous ces dessinateurs qui ont secoué ma jeunesse et m’ont ouvert d’autres possibles. Eux et les autres.
Je suis hagarde quand j’arrive jeudi au théâtre. Ma joie s’est envolée, il reste une sale tristesse et un poids si lourd que j’ai du mal à me tenir droite. La peur aussi. Peur de cette imbécillité crasse, de la violence, du non-sens. Non, plus que jamais il faut créer, travailler, travailler
TRAVAILLER
pour fabriquer une autre mémoire que celle du meurtre et de la destruction.
Alors, nous nous y remettons. Et nous avançons. A une vitesse étonnante. Même moi, je suis surprise. Je suis portée par le désir des comédiens. Ils ne s’arrêtent pas, ils sont là, prêts à recommencer, recommencer encore. Ils assistent au travail quand ils ne sont pas directement dans la scène. Ils ont tout de suite intégré ma proposition de poser le hors-champ sur le plateau, ont compris que ce hors-champ était essentiel. Mieux, ils l’ont compris instinctivement, m’ont épargné les discussions inutiles. Ils essaient. Ça marche ou ça ne marche pas, on s’en aperçoit immédiatement. L’objet pose déjà sa logique. Nous l’avions constaté en décembre quand nous avions travaillé la scéno avec Heidi, Aurélie, Julie et Sébastien. Heidi m’a fait une excellente proposition où j’ai tout de suite senti que le plateau allait proposer un espace décalé, ce qui me convient. Du coup, on a pu nettoyer ensemble les petits bouts de décor inutiles, trop réalistes. Il reste cet espace qui intègre le champ et les hors champs, avec les grandes fenêtres au fond qui ouvrent sur l’imaginaire et la fiction.
La pièce est longue bien que j’y ai fait des coupes. Ces coupes renforcent l’approche scénaristique de Christophe. On passe, je devrais dire on saute de séquence en séquence. La première partie fonctionne sur des noirs qui fragmentent et articulent un montage général. Puis la logique des noirs s’estompe et tout à coup, les scènes peuvent s’enchaîner. Quand je regarde la traversée que nous faisons vendredi soir, les deux premières parties et un tout petit peu de la 3, nous sommes déjà à 1h16. Même s’il s’agit d’un ours – un premier montage - à peine esquissé (3 jours de plateau !), ça fonctionne. Nous en sommes tous conscients.
Il reste énormément de travail mais au moins nous sommes sur la bonne route.
Je crois que j’ai trouvé quelque chose grâce aux comédiens. Le in/out atteint enfin ce que je cherche depuis si longtemps. Nous avons posé un cadre à l’action que nous avons circonscrite dans un champ précis, mais ce cadre, le hors-champ, se déforme, il entre et sort du champ, voir même se constitue comme champ, lui-même, de l’action.
Cette flexibilité de l’espace, ce brouillage des repères, accentue la dureté du récit, parfois très drôle mais sauvage le plus souvent. Les évènements s’enchaînent, tombent comme des cailloux dans une mare, dont les remous agitent la surface de l’eau longtemps après.
L’érotisme aussi est là. Une main posée sur une hanche, un affaissement contre l’autre, plus encore que les baisers échangés. La vie file, les corps se rencontrent, quels que soient les sexes ou les âges, et se délient pour appréhender la solitude.
Et puis, il y a cette chanteuse qui est apparue. J’ai toujours pensé que ça chantait dans cette pièce. Mais quand Johanna s’est emparée de la partition, grande dans sa longue robe rouge, que Julie a envoyé les LED rouges eux aussi, et que tous se sont immobilisés pour regarder celle qui raconte, s’adresse à eux ou franchement chante, ce n’est même plus du hors-champ mais une pure fiction. Nous ne savons plus où nous sommes.
Sinon, difficile de travailler sans micro. Je pousse les comédiens, articuler, timbrer, savoir se faire entendre sans crier, tandis que Sébastien jongle avec le son, souvent trop fort, puis pas assez. Trouver l’équilibre.
Je ne suis pas inquiète, on va trouver.
Fin donc de la première semaine.
Nous avons bien travaillé. Pourtant, les morts de Charlie et les autres, me hantent. Aujourd’hui, je suis à Paris. C’est dimanche. A 15 h, j’irai à la marche. Nous serons beaucoup à refuser la connerie et l’intolérance.
Et ce soir, je retourne à Strasbourg. Demain, nous travaillons. Plus que jamais, fabriquer de la beauté, fabriquer une mémoire qui ne soit pas celle du meurtre et de l’anéantissement de la pensée.
Anne Théron,
Le 11 janvier 2015
RÉPÉTITIONS : du 5 janvier au 6 février 2015
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