Nous abordons la dernière ligne droite, avec cette quatrième session avant la première du 9 mars au TAP de Poitiers.
Premier et deuxième jour: lundi 21 et mardi 22 février 2011
J'ai beau pester régulièrement contre cette occupation, mettre en scène, c'est plus fort que moi, dès que j'arrive sur un plateau, j'éprouve la bouffée de joie de celui qui parvient enfin à bon port. Je ne comprends toujours pas comment, moi qui ai rencontré le théâtre si tard, avec encore un goût modéré pour la plupart des spectacles auxquels j'assiste - mais de véritables passions parfois, rarement éprouvées ailleurs - j'ai pu être intoxiquée à ce point par cette pratique artistique à laquelle je consacre à peu près tout mon temps éveillé (j'en rêve également de plus en plus souvent, dans ces rêves je négocie, ou crée par fulgurances des intuitions fonctionnant comme des prémonitions - appartenant à d'autres rêves, mises en abyme de plus en plus vertigineuses! -).
Arrivée de Ben, JB et Barbara dimanche soir. Je les retrouve à la gare. Verres de vin chez moi, blanc et rouge selon les goûts. Nos éternelles discussions reprennent, les mêmes tensions, agacements, euphories… Ben s'arrache les cheveux en rappelant à l'assemblée qu'on a déjà fait tant de spectacles ensemble, on ne va pas encore discuter de méthode de travail. Eh bien, si.
Je vois enfin les rideaux en fond de scène, composés de grands lais de velours crême. C'est magnifique. Au sol, un tapis de danse chair. Ben a foncé le voir dans son emballage, il le découvre roulé, il est rouge. Il a un gloussement mi-figue mi-raisin, ah non, pas rouge! Non, de l'autre côté il est bien chair, un vrai bonheur pour les réglages lumière, pour ne pas l'abîmer, on travaille sans, quand on l'étale, Ben découvre forcément des cercles disgracieux, il vaut mieux travailler avec, on déplace la génie avec de la moquette, ne surtout pas l'abîmer, bref un travail au petit point. Patience.
Impatience aussi, j'attends de voir les modules dans cette grande boîte chair, qui peut figurer une salle du palais de Pyrrhus mais qui évoque surtout le no man's land, un lieu hors temps, hors espace, et du coup bizarrement contemporain.
Projection des vidées de Borght sur les laies de velours. A la différence du cyclo où la projection se fond dans la matière, là les images flottent à la surface en proposant une densité inhabituelle.
Arrivée de Baptiste, il s'est coupé les cheveux à ma demande, mais ce n'est pas comme en avril, 5 mm de trop sur les côtés. Barbara lui a trouvé de nouvelles chaussures, elle le fait monter sur le plateau, côte à côte elle et moi examinons les pieds et la cassure du pantalon, euh c'est bon… finit par suggérer Baptiste tandis que l'équipe lumière lui jette des coups d'œil interrogateur. Oui, c'est bon. Il promet de se raser la barbe. Je le soupçonne de l'avoir fait pousser pour la simple jouissance de ma réaction ! Il rit en se tirant les poils. Mais il a toujours une aussi belle voix.
Eric offre un verre pour ses 40 ans. Et de petits macarons. Ça fume, enfin un endroit - à côté du parking - où l'on n'est pas tétanisé de froid et où on peut actionner son briquet sans crainte de représailles ou de condamnation morale.
Réglage des micros avec les 3 Poitevins et Baptiste. Je ne suis pas la seule à être euphorique, Régis sautille, plus crevette que jamais, Christophe sourit dans son bronzage, Edith a son air de femme efficace. Tout va bien.
Un homme du groupe témoins est déjà là. Il est souriant, apparemment aussi heureux que nous, puis hoche la tête en me disant qu'Oreste/Baptiste sait bien son texte. A un peu plus de 15 jours d'une première, c'est mieux!
Dans l'après-midi, j'ai récupéré Esther à la gare, miracle le Lille/Poitiers était à l'heure. La belle blonde italienne exilée dans mon Nord d'origine. Le tandem est ressoudé, je me demande qui est la plus énergique des deux.
En quelques minutes, écrivons un plan de travail, l'exposons à Ben et JB. Pas de filage dans l'immédiat, un découpage de l'ensemble pour préciser, aboutir et peaufiner des liens et des intentions.
Les garçons acquiescent. Demain, les Parisiens arrivent, dans l'après-midi on réattaque, 8 personnes sur le plateau, 7 derrière les ordinateurs et consoles.
Tous bons qu'à ça…
Troisième au sixième jour: mercredi 23 au samedi 26 février
Cela devient de plus en plus difficile de tenir ce blog. Les journées sur le plateau commencent tôt et finissent tard.
Les comédiens sont bien arrivés, Niru avec une extinction de voix et Marie-Laure avec une rhino-pharyngite. Les comédiens et leurs voix…
Même s'il y a encore des ratés et quelques bugs, les figures raciniennes sont là et la fluidité apparaît. La plus grande évolution concerne le rapport Hermione/Oreste où l'enfance a surgi, sans niaiserie, dans la vérité de deux jeunes gens que la fatalité conduit à la folie.
Les costumes sont montés sur le plateau, les hommes en noir, sobres, les femmes en déclinaison de crème, et cet antagonisme autorise des mises en abîmes qui nourrissent le propos. Je reconnais dans le travail d'une direction artistique qui concerne aussi bien la scénographie que le costume, la méticulosité qui caractérise Barbara. Les comédiens sont coquets, exigeants, ils n'ont pas toujours une vision d'ensemble. Barbara a répondu aux attentes en écrivant sa propre partition.Elle nous a quittés vendredi soir, un peu fatiguée, mais satisfaite. Elle peut l'être.
Maintenant, se pose la question des conduites, sonore, lumière et video. Le parti-pris de la mise en scène enchaîne les situations sans jouer sur les entrées et sorties des personnages, avec une première partie où tout le monde est sur le plateau et une deuxième partie où celui-ci se vide progressivement de ses modules et de ses personnages. De plus, les scènes sont très longues, et la plupart des répliques relèvent du monologue. De les nouer, de brouiller les repères aussi bien d'espace que de temps, conduit parfois à des étirements qu'il faut casser. J'en reviens toujours à la même constatation: les différentes entrées, son, lumière, image, ne sont pas des illustrations de ce qui se joue, elles doivent induire d'autres propositions dramaturgiques, ne serait-ce que dans leur rythme. Véritable syntaxe du plateau, il s'agit bien d'articuler les différents angles, points de vue, qui génèrent une logique émotionnelle susceptible de proposer plusieurs niveaux de lecture à un même objet. Avec l'espoir que le spectateur tracera son propre chemin.
Septième jour: lundi 28 février
Dimanche, j'ai regardé scène par scène la captation du samedi. Cela m'a permis d'écrire les conduites son et lumière que j'ai soumises à Ben et à JB. Vérification sur le plateau, la plupart des propositions fonctionnent. Je reconnais une fois de plus ma pratique du cinéma, ce travail d'écriture face aux images des captations me renvoie aux salles de montage où j'ai passé beaucoup de temps.
On recommence donc scène par scène avec les acteurs pour caler les diverses entrées. Côté vidéo c'est long, les disques durs calculent, calculent… et plantent régulièrement, affolés par les flots d'informations. Là-haut, derrière les ordinateurs, ça peste mais nous avançons néanmoins.
Par contre, je découvre que ce travail de calage nourrit le chemin des comédiens. Ils sont relâchés, s'amusent lors des bouts de scène que nous leur demandons et du coup trouvent des couleurs parfois inattendues et bienvenues.
Huitième et neuvième jours: mardi 1er et mercredi 2 mars
Un filage, mardi, qui me laisse bouche bée. Malgré quelques bugs techniques, je suis emportée et j'ai un mal fou à prendre des notes. Martial avait raison, la première scène est essentielle, c'est elle qui donne le rythme. Et puis, c'est parfois très drôle, la tragédie ne peut être absolue, même dans la fatalité la plus radicale se glissent parfois des instants de non-sens, un excès du malheur tel que cela en devient drôle.
Mais c'est la course pour caler les entrées son-video-lumière. J'essaie de tout voir, tout entendre, sans cesse vérifier le rythme général, qu'aucune entrée ne porte préjudice à l'ensemble.
Le mercredi, filage nettement plus moyen. Aucune erreur évidente, juste une énergie défaillante. Ne pas se décourager, pointer les endroits fragiles, y trouver des solutions.
Et la nuit, réussir à dormir.
Je dévore les journaux, tente de suivre jour par jour les révolutions du monde arabe. La coïncidence avec le propos politique de la pièce, peut-on construire un nouveau monde après les massacres, peut-on recommencer avec l'autre, me trouble. Zapatero déclare à la Tunisie qu'en Espagne aussi, après la chute de Franco, cela avait été un gros bordel, que la démocratie ne se construit pas en un jour. Sarkozy, lui, craint une arrivée massive d'émigrés. Sans commentaire.
Dixième au treizième jour: mercredi 2, jeudi 3 et vendredi 4 mars
Les calages des différentes entrées se simplifient et commencent à s'articuler correctement. Les filages se succèdent, - en nombre inférieur à ce que j'aurais souhaité mais il est impossible d'aller plus vite -, et l'objet termine de se constituer.
Chaque jour j'entends de nouvelles déclarations, comme celle d'Hermione qui déclare à Oreste que ce serait une honte pour eux, les Grecs, si Pyrrhus devenait l'époux d'une Phrygienne. L'autre, stigmatisé comme l'ennemi à abattre ou pire, un être d'une race inférieure, à exclure donc.
Pendant que nous terminons notre travail, Khadafi bombarde sa population et la communauté internationale ne parvient pas à s'accorder sur une zone d'exclusion aérienne sur la Lybie. Mais en Egypte, c'est enfin un représentant de la société civile qui est nommé premier ministre.
Une phrase me trotte en tête: le capitalisme fabrique la guerre qui le nourrit. On pourra me rétorquer qu'à l'époque des Grecs, il ne s'agissait pas de capitalisme. Faux, au sens où dans un système capitaliste, le capital est concentré entre quelques mains. La guerre des Grecs et des Troyens était une guerre économique, la révolte des Tunisiens, des Egyptiens et des Libyens a été déclenchée par le chômage et la pauvreté. Plus que jamais Andromaque est une pièce contemporaine où il s'agit de construire un autre futur, un futur où l'on ne se baigne pas à loisir dans le sang d'un enfant, ainsi que le déclare Pyrrhus à Oreste.
Beauté du texte: Marie-Laure en savoure chaque mot, Andromaque chaque souffle… La durée de notre objet ne cesse de fondre, hier nous en étions à 1h 42, alors qu'une semaine auparavant, nous faisions 1h52. Je ne sais pas où sont passées ces 10 minutes - gagnées ou perdues! -, le rythme est lui aussi une entrée dont il faut tenir compte dès la mise en place de la structure du récit mais qui finalement s'autonomise assez vite.
Je me heurte à ma lassitude de voir et revoir, corriger et reprendre. Ma tendance serait de toujours couper plus, j'ai souvent l'impression qu'il y en a encore trop.
Vendredi soir, grande fatigue générale. Je le vois dans les positions de corps, le désir de chacun de rentrer chez soi et de couper, d'oublier le plateau et ses exigences.
Quatorzième au quinzième jours: lundi 7 et mardi 8 mars
De la tension dans la conclusion de cette création, si tant soit peu qu'une création soit jamais terminée. Même dans son plus bel aboutissement, un objet réclame sans cesse de nouveaux peaufinements…
Je n'ai jamais travaillé avec une poignée de comédiens et deux chaises, c'est peut-être plus simple.
Bref, la musique est écrite et les choix vidéos arrêtés. Les comédiens ont pris leur rythme, ils affineront leur partition au fur et à mesure des représentations.
Hier soir, générale où il y avait plus de monde que prévu. Trè bonne réaction, la plupart des spectateurs étonnés qu'on puisse faire d'un classique "chiant" un polar politique. Il serait peut-être temps de questionner l'enseignement de ces textes, complexes, voire rébarbatifs, mais qui ne cessent d'interroger notre réalité. Un homme me parle et embraye immédiatement sur les révolutions arabes. Cet homme qui m'a déclaré n'aller jamais au théâtre, particulièrement réfractaire aux belles lettres, entraîné ce soir-là par sa nièce, était ému de sa propre émotion et de découvrir que Racine, mort il y a plus de 3 siècles questionnait déjà, par son personnage Pyrrhus, la liberté de choix, cette liberté de choix qui fait agir des hommes de l'autre côté de la Méditerranée.
Hier, journée de la femme, c'était bien que ce soit le soir de notre générale. Quant à la condition de la femme, au théâtre, en France, on ne peut que constater une ségrégation qui ne s'améliore pas.
Écrire commentaire
temoin (mercredi, 02 mars 2011 10:27)
le témoignage des temoins qui assistent aux répétitions se trouvent sur
http://andromag.wordpress.com